L’ambition de Freud (médecin-chercheur en neurophysiologie) en créant la psychanalyse est de doter l’inconscient d’un statut scientifique en définissant positivement ses modalités de fonctionnement. On n’a pas fait mieux depuis pour aborder le plus rationnellement possible ce qui de prime abord semble irrationnel. Aussi folles que puissent paraître les productions de l’inconscient ce n’est jamais n’importe quoi.
L’activité psychique inconsciente est régie selon la logique du langage des images. Les rêves, ceux que l’on fait en dormant, en sont les meilleurs exemples, ils sont à même d’illustrer toutes les caractéristiques de ce mode de "pensée". Au modèle de l’articulation de mots, pour former des phrases dans la pensée verbale (consciente), correspond dans la "pensée inconsciente" le modèle de la chaîne associative d’images. Pour exprimer le désir, les images renvoient les unes aux autres, s’associent, et se substituent, en fonction de liens analogiques, de ressemblances formelles ou naturelles et de jeux d’opposition.
L’inconscient ne tient pas compte de la chronologie, du repère espace-temps, il s’exprime toujours au présent, le temps de l’émotion. Il associe, en vertu de leur parenté analogique, des éléments provenant de divers moments et lieux de notre vécu. Il n’y a pas comme dans la pensée verbale de conjugaison à tous les temps, l’inconscient est atemporel. Cela ne veut pas dire intemporel, il n’indique pas le temps, ne le marque pas, cependant il est marqué par le temps. Son contenu n’est pas figé, il évolue, se transforme, du fait de surimpressions et de formations après coup. En ce sens l’inconscient n’est pas "fidèle" mais il n’en reste pas moins "vrai". Bien qu’il ne soit pas une "mémoire" fidèle de notre vécu, il exprime, parfois même crûment, la nature véritable de nos désirs, surtout ceux que l’on cherche à cacher. Là est notre vérité.
Ce serait un énorme malentendu que de confondre la réalité psychique (inconsciente ou non) avec la réalité événementielle. Dès leur formation les représentations psychiques ne sont pas conformes à la réalité objective. Celle-ci est perçue sous le prisme des affects, en fonction du sens qu’on lui donne. L’idée que l’on en retient est celle que l’on s’en fait et qui peut bouger avec le temps (dans l’après-coup...). Ce qui nous détermine et constitue notre vérité peut relever du fantasme tout autant que de la réalité (au sens commun du terme). Aussi quelle erreur que de vouloir, par exemple, rechercher au moyen de l’hypnose la confirmation d’un événement réel supposé.
Une "pensée" qui procède par association d’images ne peut exprimer explicitement la négation, une image est par nature toujours positive (il y en a une, ou il n’y en a pas). Dans le langage verbal, avec les mots on peut dire « j’aime aller au cinéma » ou, au contraire, toujours avec des mots « je n’aime pas aller au cinéma ». En montrant une image représentant une salle de cinéma, on pourrait signifier que l’on aime aller au cinéma, en barrant cette image d’un trait rouge on pourrait signifier le contraire. Dans l’inconscient on ne peut barrer les images de traits rouges, aussi la négation ne peut-elle être exprimée de manière explicite, tout au plus par des procédés indirects. Il en est ainsi pour l’ensemble des articulations logiques (pas de syntaxe comme dans l’usage d’une langue). On peut même dire que l’inconscient ignore la contradiction, tant il est vrai que la plupart des désirs inconscients sont fondamentalement ambivalents, voire irrémédiablement ambigus. Nous pouvons tout à la fois aimer et haïr, et ce passionnément, "souhaiter" la mort d’un proche tout en la redoutant. C’est dire combien on a affaire à une autre "logique", surtout quand on sait que la pensée rationnelle et raisonnable, la logique au sens strict, repose sur le principe de non contradiction : ce qui est "faux" ne peut être "vrai" et inversement. Dans l’inconscient un "fait" psychique peut être "une chose et son contraire". Alors que pour le désir inconscient on peut tout à la fois aimer et haïr passionnément un proche, dans le conscient on est censé "être au clair" avec soi-même et les sentiments que l’on éprouve, on aime ou on n’aime pas, «il faut savoir».
Pour une bonne part l’inconscient est soumis aux exigences de la quête du plaisir, alors que le conscient est tenu au respect de contraintes imposées par la culture avec ses croyances, la société avec son savoir vivre, et la morale avec sa conception du bien et du mal. Comme il est, du moins en principe, plus confortable d’avoir bonne conscience plutôt que mauvaise conscience, nos désirs inconscients, pour s’exprimer, ne peuvent passer dans le conscient que sous une apparence acceptable, sous forme de compromis (plus ou moins satisfaisants : du normal au pathologique). Quant à leur réalisation, c’est une autre affaire : entre possibilités concrètes et désir des autres.
Pour illustrer à la fois la différence de contenu et de fonctionnement des deux registres du psychisme (le préconscient-conscient et l’inconscient), nous pouvons comparer un écrit avec une œuvre peinte. Ainsi prenons un livre ou un cahier, mieux un journal intime, et le tableau d’un artiste peintre. La pensée verbale, qui procède par articulation de mots, est respectueuse de la chronologie des faits (respectueuse du repère espace-temps), aussi elle se développe de manière plus ou moins linéaire. Les pages s’ajoutent les unes aux autres dans l’ordre de leur numérotation, ou mieux encore, le texte s’imprime en continu sur une bande de papier qui se déroule au fur et à mesure. Avec la pensée par images, qui procède par associations analogiques, c’est un peu comme avec la toile du peintre. Ça commence par une esquisse générale, d’où l’importance des premiers traits qui vont donner forme à l’ensemble. Puis ça et là, au gré de l’inspiration et expérience de l’artiste, par touches et retouches successives, comme autant de surimpressions, le tableau évolue, se précise, se densifie. Son caractère, son expressivité et sa sensibilité, s’affirment au fur et à mesure qu’il prend du relief en s’épaississant. Au fil du temps, avec le déroulement du récit, l’écrit gagne en longueur ; alors qu’avec la multiplication des images en surimpression, la toile gagne en épaisseur.
Ces deux registres ne sont pas cloisonnés, mais en interaction et même interdépendants ; non seulement les images se lient aux mots, ou se délient des mots, surtout on fait des images avec les mots. Ce sont les figures de style, notamment la métaphore.
C’est l’occasion de rappeler que la langue n’est pas qu’un simple outil de communication, elle est porteuse de valeurs et d’une large part de mémoire de la culture. Elle apporte l’essentiel de la matière constitutive de nos psychismes individuels. Les dictionnaires qui accordent toute sa place à l’étymologie des mots renferment des trésors de culture. Ils nous font appréhender la langue d’une toute autre manière, plus en profondeur (c’est le cas de le dire). Par exemple lorsque l’on sait que le mot "tête" vient du latin "testa" signifiant tesson/coquille/pot, on comprend mieux que l’on puisse être "fêlé" (un peu, beaucoup, à la folie), et que celui qui "perd la tête" n’a "pas de bol" et "manque de pot" au point d’"en avoir ras le bol". Les expressions imagées libèrent partiellement les mots de leur usage et sens habituels, ce faisant elles favorisent l’émergence de nouvelles significations, voire de nouveaux mots, et contribuent à l’enrichissement des langues, donc à leur évolution.
On dit parfois qu’il faut savoir "lire entre les mots" ou "lire entre les lignes", c’est surtout dans l’épaisseur du texte. L’inconscient infiltre en quasi-permanence le conscient, le parasite ou l’enrichit selon le point de vue. Le texte a aussi, fort heureusement, son épaisseur. Cette épaisseur fait le lit, plus ou moins confortablement, des figures de styles, de la poésie, de la création littéraire, de l’humour, du mot d’esprit... et assure le "poids des mots" jusque dans les silences avec leurs sous-entendus.
La pensée imagée, procédant par liens analogiques, s’ouvre sur l’infini des correspondances. Celles-ci sous-tendent la création, peuvent apporter bien des surprises, pourtant tout n’est pas possible. Les rapports analogiques ont aussi leur logique. Imaginez un instant que la fée, d’un coup de citrouille magique, veuille transformer une vulgaire baguette en carrosse..., vous voyez bien que ça ne marche pas !
Extraits du livre de Daniel Fanguin : Le psychisme , Réalité et Sujet psychiques, éditions Ellipses